Dans son oeuvre, Ruskin nous encourage à mieux voir et à mieux comprendre les choses, deux opérations qu'il considère comme très proches et intimement liées. Là où d'autres auteurs emploieraient le terme « penser » ou « considérer », il a recours à une terminologie d'ordre visuel; ailleurs, lorsqu'on s'attend à ce qu'il utilise les termes comprendre, saisir, ou penser, il dit au contraire, « voir ». Les fondements théoriques de Ruskin, ses lettres et ses journaux intimes, tous ses écrits indiquent qu'il considérait tous les processus psychologiques abstraits comme des phénomènes visuels évoluant en termes d'images. Ce présupposé explique en partie la raison pour laquelle Ruskin souscrivait de manière anachronique à la théorie de l'imagination visuelle élaborée par Hobbes, Locke, Addison et Johnson, théorie qui avait été sérieusement entamée dès la fin du XVIIIe siècle par Burke et sa notion de sublime. De tels présupposés révèlent également à quel point les intuitions de Ruskin quant aux allégories étaient justes. Il croyait que la plupart des abstractions nous apparaissent d'abord sous un aspect mythologique ou allégorique avant de se présenter à nous sous forme rationnelle.
Par conséquent, il croit que toute vérité doit d'abord être appréhendée visuellement, principe auquel s'ajoute l'idée selon laquelle pour apprendre quoi que ce soit, il faut d'abord en faire l'expérience et voir par soi-même. Au coeur des théories esthétiques de Ruskin, de sa critique pragmatique et des instructions qu'il donne aux jeunes artistes, réside une forte conviction que l'on ne peut apprendre et voir quelque chose qu'en en faisant l'expérience. Une telle attitude a de quoi paraître paradoxale, surtout chez quelqu'un comme Ruskin si porté, surtout vers la fin de sa carrière, vers l'allégorie et le symbolisme dans l'art. Cependant, même dans cette phase de symbolisme, Ruskin, qui associe les épistémologies visuelles et imaginaires ne voit pas là de contradiction. Comme cela apparaît clairement dans ses discussions au sujet de la psychologie et de la symbolique des images, il considère que les vérités visuelles et imaginaires relèvent de l'expérience immédiate puisque, selon lui, elles sont précisément le moyen par lequel de telles vérités se font jour. En d'autres termes, il croit que les plus grandes vérités morales et spirituelles apparaissent et sont toujours apparues aux hommes sous forme de symbole.
Ainsi, tandis que les vérités visibles apparaissent dans le monde extérieur, les vérités imaginaires apparaissent dans le monde intérieur, toutes deux dépendent de l'expérience personnelle. Selon Ruskin donc, le fait que l'on apprenne réellement les choses et surtout les idées par expérience explique simultanément la valeur humaine de l'art symbolique et imaginaire, son propre art de dépeindre par des mots et le réalisme pictural.
Pour Ruskin, la principale justification du réalisme en tant que style artistique réside ainsi dans le fait d'obliger l'artiste à éduquer son regard et sa main. Une telle conception du réalisme comme résultat d'une éducation autodidacte explique la raison de son injonction la plus connue et la plus mal comprise « d'aller vers la nature en toute ferveur et de cheminer avec elle ardemment, avec confiance sans autre pensée que de comprendre au mieux son sens et d'en mémoriser les enseignements. Il s'agira de ne rien rejeter, de ne rien sélectionner, et de ne rien mépriser....tout en se réjouissant de la vérité qu'elle recèle. » (13.624). De nombreux lecteurs se sont demandés comment Ruskin, qui avait entamé la rédaction des Peintres modernes pour faire connaître les dernières oeuvres de Turner, ces paysages de brume, de pluie tourbillonnante et plein de couleurs fantastiques ait pu terminer son volume sur des recommandations apparemment si contradictoires à l'adresse de l'artiste moderne. Est-ce que ce sont les débuts polémiques de son oeuvre qui l'ont mené à ainsi s'égarer?
Comme le rappelle souvent Ruskin au début de ce premier chapitre, ce qu'il défend est la connaissance fine que Turner possédait des détails visuels alors qu'il avait justement été attaqué par les critiques de Blackwood's et The Times sur ce terrain, parce qu'on accusait ses oeuvres d'être « peu conformes à la nature ». La préface de 1844 des Peintres modernes I fournit l'explication suivante: « Depuis plusieurs années, les remarques faites à l'égard de l'oeuvre de Turner n'ont cessé de souligner le fait qu'elles manquaient de réalisme. Chaque fois que l'on notait leur caractère puissant, sublime ou beau, la réponse était la même: elles ne reproduisent pas la nature. J'ai alors entrepris de répondre à mes adversaires sur leur terrain en démontrant [21/22] par une étude détaillée que Turner était proche de la nature, et peignait à sa manière comme aucun autre avant lui » (3.51-12) . Le désir légitime d'épingler les critiques qui avaient traité de manière si injuste son idole artistique l'aurait-il tellement éloigné de ses intentions initiales qu'il en aurait oublié de défendre les oeuvres de Turner des années 1840?
Comme c'est souvent le cas chez Ruskin, la solution à une apparente et grossière contradiction peut se résoudre en regardant de très près le contexte dans lequel elle apparaît. Ici Ruskin ne veut pas dire que tout grand art doit être une transcription fidèle du visible. Il n'adresse même pas ses remarques aux artistes reconnus. Il s'adresse au contraire aux artistes émergents, aux étudiants et aux débutants en insistant sur le fait que l'on doit attendre « des jeunes artistes qu'une attention et une fidélité particulières à la nature... ils ne doivent en aucun cas singer la manière des grands maîtres...Leur devoir n'est ni de choisir, ni de composer, ni d'imaginer, ni d'expérimenter, mais de suivre avec modestie et assidûment dans les pas de la nature, en retraçant le trait esquissé par le doigt de Dieu. » (3.623). Même si Ruskin (et les éditeurs de la Library Edition) nous prévient que ses remarques s'adressent à des étudiants débutants, les lecteurs ont fréquemment mal compris ce point et pensé qu'il défendait là la supériorité artistique d'un réalisme photographique poussé à l'extrême en tant que style pictural. En réalité, juste après avoir ainsi enseigné au néophyte, Ruskin ajoute qu'une fois que l'expérience visuelle a ainsi nourri la main, l'oeil et l'imagination des jeunes artistes, « nous les suivrons où que cela les mène...Ils sont alors maîtres de leur art et capables de le maîtriser. » (3.624) En d'autres termes, pour peindre comme Turner, ou même pour peindre d'une manière qui lui fasse concurrence, il faut d'abord commencer par entraîner son oeil et sa main. Il ne faut cependant pas se borner à cela.
Ruskin a prodigué de tels conseils parce qu'il croyait fermement que « l'imagination doit être sans cesse nourrie par la nature elle-même » (14.288) ou, comme il le dit d'une manière légèrement différente: « Je nomme la représentation des faits comme étant le premier objectif car il est nécessaire à tous les autres et doit être atteint en premier. C'est le fondement de tous les arts; comme toutes les vraies fondations, il se peut qu'elle n'attire aucune attention particulière [22/23] si une matière brillante est placée par-dessus, mais elle doit exister. » (3.13S???). Une telle conception du développement artistique, dans lequel un art symbolique ou imaginaire est considéré comme émanant du visuel, explique comment Ruskin peut avoir lié sa défense de Turner avec celle des Préraphaélites qui peignaient à cette époque des compositions statiques, plates, en faisant preuve d'un réalisme froid. Sa position envers les membres de la Preraphaelite Brotherhood est résumée par ses déclarations selon lesquelles même s'ils n'avaient pas égalé en qualité l'art de Turner, ils étaient sur la bonne voie. Dans une note à sa conférence intitulée « Le Préraphaélisme » (1854), il ajoute:
Il est vrai que tant que les Préraphaélites ne peignent que d'après nature et quels que soient leurs choix de motifs, leurs tableaux n'appartiendront jamais à une classe supérieure de compositions. Cependant, il faut reconnaître par ailleurs que ce que nos artistes actuels nomment “composition”, et qui ne sont que des éléments disposés de manière superficielle et conventionnelle n'arrive pas à la cheville des compositions les plus méticuleuses des préraphaélites. Leur travail, même le plus modeste est un travail de fondation solide capable de mener à d'infinies superstructures. C'est une marque de vraie valeur, alors que les effets et les compositions d’artistes superficiels sont un effort bien vain à imposer une superstructure sans fondation véritable. [12.161-2]
It is true that so long as the Pre-Raphaelites only paint from nature, however carefully selected and grouped, their pictures can never have the character of the highest class of compositions. But, on the other hand, the shallow and conventional arrangements commonly called "compositions" by the artists of the present day, are infinitely farther from great art than the most patient work of the Pre-Raphaelites. That work is, even in its humblest form, a secure foundation, capable of infinite superstructure; a reality of true value, as far as it reaches, while the common artistic effects and groupings are a vain effort at superstructure without foundation. 12.161-62
En prenant la défense de Turner, Ruskin s'est intéressé à ses oeuvres de jeunesse pour démontrer que le peintre a posé les fondations nécessaires pour lui permettre d'ériger plus tard une “matière extraordinaire”; en prenant la défense des Préraphaélites, un groupe de jeunes hommes débutant leur carrière, il a seulement souligné qu'ils avaient jusque-là construit la fondation nécessaire.
Ruskin place la connaissance des détails visuels au centre de sa théorie de l'art car il croit que c'est seulement en essayant de capturer les fibres et les couleurs du monde extérieur que le peintre apprend à l'appréhender. Comme E.H. Gombrich, il croit que nous sommes plus susceptibles de voir ce que nous peignons que de peindre ce que nous voyons. Ruskin insiste là-dessus [23/24] parce que nous voyons le monde de façon conventionnelle et qu'il est difficile pour les artistes de voir le monde de façon nouvelle et personnelle puisqu'ils doivent se libérer des conventions de leur perception et de la représentation artistique. Selon lui, ses contemporains « permettent ou même obligent les peintres et les sculpteurs à travailler surtout selon des règles, en changeant ces modèles de façon à intégrer leurs idées préconçues ». Le résultat de telles pratiques, c’est que « lorsque ces artistes regardent un visage, ils ne prêtent pas suffisamment attention à ses traits particuliers alors que c'est là qu'il pourrait y trouver de la beauté et cherchent au contraire comment modifier au mieux ce qu'il voit pour le ramener à quelque chose qu'ils connaissent, et à une forme préétablie. Or, la nature ne révèle jamais ses beautés à un tel regard. » (5.99)
De plus, l'effet néfaste de telles règles conçues de manière intellectuelle ne se limite pas à l'oeuvre d'art et à l'artiste qui l'a produite mais elle « porte également atteinte à l'esprit de celui qui la regarde. Celui qui aime la beauté idéale, voyant ses conceptions réduites par des règles, ne contemple jamais suffisamment les traits qui ne respectent pas ces règles...pour en percevoir la beauté (5.99). »
Non seulement les conventions culturelles apprennent-elles au spectateur à juger les tableaux selon des critères erronés qui ne lui permettent pas d'apprécier des beautés nouvelles mais elles lui apprennent à voir et à mal voir le monde qui l'entoure, ce qui réduit son plaisir et sa connaissance. Ruskin, qui anticipe à cet égard le travail de Gombrich, insiste constamment sur le fait que l'art fournit un vocabulaire visuel à l'aide duquel les gens font face au monde qui les entoure et avec lequel ils en font l'expérience. Il note par exemple qu' « en général peu de gens s'intéressent à l'art, et que leurs notions de ce qu'est un ciel vient plus des images qu'ils en ont vu que de leur expérience; si nous pouvions observer la conception que la plupart des gens éduqués se font des nuages, nous verrions qu'elle est souvent composée de fragments de bleu et de blanc, souvenir des tableaux des grands maîtres » (345-6).
Par conséquent, pour Ruskin, l'artiste et le public doivent apprendre à voir d'un oeil neuf, en oubliant à quoi est censé ressembler tel ou tel objet, et en essayant de le voir en se détachant du vocabulaire visuel conventionnel. [24/25]
Malheureusement, l'une des principales barrières à toute connaissance nouvelle, à toute expérience nouvelle du monde, c'est précisément que les gens voient ce qu'ils pensent savoir être là plutôt que ce qu'ils voient vraiment. Comme il le souligne dans Une joie pour toujours (1857), « l'un des pires maux dont peut souffrir l'être humain est la maladie de la pensée. Si nous pouvions seulement voir une chose plutôt que de voir ce qu'on croit qu'elle est...on y gagnerait tous infiniment » (16.126).
Il faut noter que Ruskin est l'un des rares critiques et théoriciens de l'histoire de l'art occidental qui ait accordé une grande importance à la fois au rôle de la pensée par l'image et à l'acte physique du dessin ou de la peinture comme mode de connaissance. Ses théories esthétiques rejoignent en effet grandement ses idées politiques parce que son appréciation du lien indissociable entre le travail de l'oeil, de la main et de l'esprit dans le processus artistique le mène à remettre l'accent sur la valeur du travail. Comme il l'écrit dans Les Pierres de Venise, « ce n'est que par le travail que la pensée peut être saine, et seulement par la pensée que le travail peut être heureux, et les deux sont inséparables. » (10.201) Selon lui, la peinture moderne tout comme l'architecture de la Renaissance où le travail à l'usine ont dissocié le travail et la pensée et le prix qu'il en coûte est très élevé. Ruskin, qui a été persuadé par son expérience personnelle que l'on ne pouvait affûter sa perception du monde extérieur qu'en essayant de le dessiner, est arrivé à point nommé pour corriger la tendance des courants de l'histoire de l'art. En particulier, la notion d'ut pictura poesis selon laquelle la littérature et la peinture étaient des arts cousins partageant certaines caractéristiques et certains objectifs, avait été utilisée afin d’élever le statut modeste des arts visuels en soulignant le caractère intellectuel de l’acte artistique.
Des écrivains comme Reynolds qui utilisait un vocabulaire très strict qui ne lui permettait que de faire la distinction entre le travail manuel et le travail intellectuel, passait inévitablement sous silence la part physique et en partie inconsciente de la création artistique.
Lorsque Ruskin crée une version romantique de l'esthétique de la correspondance des arts, il remplace la distinction du grand académicien [25/26] entre l'art intellectuel et l'art mécanique en introduisant une troisième dimension: l'imagination. De cette manière, il peut parvenir à présenter l'art soit comme une imitation purement mécanique ou une création intellectualisée. Selon Ruskin, l'artiste qui généralise par convention échoue en ce qu'il ne rentre pas en contact avec la nature et la beauté si bien que son art s'atrophie. Il insiste ainsi: « La généralisation telle qu'on l'entend habituellement, est le fait d'un esprit vulgaire, incompétent et insouciant. Ne voir dans les montagnes que des blocs de terre semblables, dans les pierres que des masses de matière solide, dans les arbres que des accumulations de feuilles identiques ne reflète pas une grande sensibilité ou une pensée substantielle (3.37; c'est moi qui souligne) ». Ruskin ne souhaite cependant pas plus que Reynolds, que l'art retranscrive de manière mécanique la nature, mais il souligne que le fait même de généraliser doit être une démarche instinctive, inconsciente et créative (ce qui n'est pas souvent le cas) et elle doit être préparée par des années d'apprentissage au cours desquelles il faut apprendre à voir par ses mains et par l’art que l’on pratique.
Dans son essai Le préraphaélisme (1851), dans lequel Ruskin démontre que tout grand art vient de la manière dont l'artiste a su voir par lui-même, il critique ses contemporains d'avoir étouffé et corrompu les jeunes artistes en leur imposant des idéaux conventionnels et généralisés:
Nous commençons, en toute logique par dire à un jeune de 15 ou 16 ans que la nature contient de nombreuses imperfections et qu'il doit l'améliorer; on lui dit aussi que Raphaël incarne la perfection et que plus il copie Raphaël, mieux ce sera; qu'une fois qu'il aura copié Raphaël, il faudra qu'il crée tout seul, mais à la manière de Raphaël tout en faisant preuve d'originalité: autrement dit, il doit exécuter quelque chose de très intelligent, qu'il a inventé, mais ce quelque chose de très intelligent doit suivre les règles de Raphaël, doit contenir une source de lumière qui occupe un septième de l'espace et une ombre principale qui occupe un tiers de cet espace; on doit aussi être sûr qu'aucun personnage ne tourne la tête du même côté et que tous les personnages représentés doivent posséder une beauté idéale de premier ordre, définie par un nez grec [26/27], et des proportions définies sous forme de fraction entre les lèvres et le menton; on dit surtout à ce jeune de seize ans qu'il doit surtout améliorer ce qui est l'oeuvre de Dieu. Voilà, dis-je, l'enseignement que nous dispensons à nos jeunes gens, que ce soit au travers des conférences de la Royal Academy, des critiques parues dans les journaux, de l'enthousiasme du public et par la reconnaissance en monnaie sonnante et trébuchante!” (112.3534)
[We begin, in all probability, by telling the youth of fifteen or sixteen, that Nature is full of faults, and that he is to improve her; but that Raphael is perfection, and that the more he copies Raphael the better; that after much copying of Raphael, he is to try what he can do himself in a Raphaelesque, but yet original manner: that is to say, he is to try to do something very clever, all out of his own head, but yet this clever something is to be properly subjected to Raphaelesque rules, is to have a principal light occupying one-seventh of its space, and a principal shadow occupying one third of the same; that no two people's heads in the picture are to be turned the same way, and that all the personages represented are to possess ideal beauty of the highest order, which ideal beauty consists partly in a Greek [26/27] outline of nose, partly in proportions expressible in decimal fractions between the lips and chin; but mostly in that degree of improvement which the youth of sixteen is to bestow upon God's work in general. This I say is the kind of teaching which through various channels, Royal Academy lecturings, press criticisms, public enthusiasm, and not the least by solid weight of gold, we give to our young men. And we wonder we have no painters! 112.353-54]
Ruskin méprise cet idéal néoclassique parce qu'en situant l'homme dans cette relation faussée avec la nature, elle limite sa vision plutôt que de l'aiguiser. En particulier, il croit que vouloir atteindre aussi naïvement à un idéal empêche le jeune artiste d'apprendre à voir par lui-même. De plus, comme le souligne Ruskin dans Le Préraphaélisme (1851), voir par soi-même est le fondement de tout grand art: « tout grand homme peint ce qu'il voit....et donc le Préraphaélisme, le Raphaélisme et le Turnerisme sont tous pareils, si tant est que l'éducation ait eu une influence. Bien que différents hommes puissent mettre leurs talents au service de différentes formes d'art, « ils se ressemblent en cela que Raphaël lui-même était grand et que tous ceux qui l'ont précédé ou lui ont succédé était également grands et le sont devenus en peignant les vérités qui les entouraient non comme on leur avait appris à les voir, mais telles qu’elles leur apparaissaient, et que Dieu – celui-là même qui les avait créés, lui et les autres – leur appris à les voir» (12.385).
De plus, comme de nombreux autres écrivains de la Renaissance, Ruskin croyait que la proportion, le dessin, et la composition artistique découle de lois naturelles. Mais contrairement à d'autres théoriciens de l'art l'ayant précédé, il n'acceptait pas que les lois puissent se réduire à quelques règles centrales ou à des proportions, telles que le nombre d'or. C'est ainsi que Ruskin soutient une fois encore que la seule façon dont l'artiste peut apprendre soit à percevoir le beau ou à composer des images est de faire face à la nature lors de la représentation. Comme il l'explique dans Une Joie pour toujours (1857), « un étudiant qui peut fixer avec précision les points cardinaux de l'aile d'un oiseau, étendue dans n'importe quelle position, et qui peut ensuite tracer les lignes de chaque plume sans faire d'erreur de proportion a fait un grand pas [27/28] vers la connaissance du dessin des plus grands maîtres. Il n'aurait pas plus appris en lisant des volumes critiques entiers, ou en passant plusieurs mois à regarder des oeuvres d'art sans véritable but. » (16.149). En essayant de saisir les beautés de la nature dans un dessin ou dans un tableau, on aiguise sa perception à la fois de la nature et de l'art.
Les tentatives que fait Ruskin pour enseigner à ses contemporains comment voir ne se limitent pas aux déclarations théoriques qu'il fait dans ses écrits. Ces théories, qui sont la base même de son entreprise de critique, visent à faire vaciller les opposants de Turner et à convaincre ses autres lecteurs qu'il défend ce dernier d'une manière absolument rationnelle. Elle vise également à encourager les jeunes artistes, qu'ils soient professionnels ou amateurs à entretenir avec le monde un rapport vivant. Dans l'idéal, Ruskin souhaite que chaque lecteur teste ses idées en essayant de dessiner la nature dans sa diversité, ce qu'il avait exprimé dans les Eléments du Dessin (1857). Réalisant que la plupart de ses lecteurs seront sensibles à ses arguments écrits, il emploie son talent de « peintre par les mots » pour offrir à ses lecteurs un aperçu du genre de relation visuelle au monde qu'il aimerait qu'ils développent eux-mêmes.
L'art de la description verbale (word-painting), son approche personnelle à la fois didactique et satirique dans ses oeuvres de jeunesse, prend trois formes différentes et plus complexes les unes que les autres. Tout d'abord, il utilise un style cumulatif, par lequel il décrit une série de détails visuels l'un après l'autre. Par exemple, lorsqu'il décrit comment Turner peint l'eau dans le premier volume des Peintres Modernes, il procède en divisant l'analyse à partir de détails visuels. Il signale tout d'abord que Turner représente parfaitement l'énergie d'un océan furieux en utilisant à la fois l'étendue et la hauteur des vagues: « La mesure et le sublime de la nature sont évoqués, non par la hauteur, mais par l'ampleur des volumes; et Turner, en suivant l'ondulation de ses lignes, même s'il ne perd pas de vue la montée des vagues, en démultipliant leur puissance d'autant. » (3.564) Puis, il souligne l'effet que Turner a réussi à produire pour en suggérer le poids: « On n'a pas une ligne incisive, jaillissante, élastique; il ne s'agit pas d'une ligne surgissante ou bondissante qui serait la caractéristique de [28/29] Chelsea Reach or Hampstead Ponds dans une tempête. Au contraire, les vagues roulent et plongent avec tant de violence en heurtant leur masse contre le rivage que l'on sent le poids des rochers trembler sous elles. » (3.565).
A ce stade, étant insensiblement passé de l'analyse abstraite à une description générale puis à une description d'un événement particulier, Ruskin nous place au centre de l'énergie qu'il décrit. Juste après, il ajoute une autre “impression” au moment où il nous dit d'observer « comme les vagues sont à peine brisées par le vent: au-dessus du bois qui flotte, et le long du rivage, on a la trace d'une ligne d'écume; mais ce n'est qu'une ligne à peine esquissée le long de la crête de la vague, qui n'interfère pas avec le gigantesque corps de la vague. Le vent n'agit pas sur l'incroyable unité de force et de poids. » (3.565).
Tandis que dans le passage précédent, Ruskin ne mentionnait que les différents détails visuels que Turner avait bien capturés, il nous fait désormais entrer et évoluer dans ce monde en essayant de faire que ses lecteurs voient mieux, et perçoivent le genre de phénomènes qu'il n'auraient en aucun cas perçus. Ruskin achève cette partie de sa description en soulignant un autre fait que souligne la peinture de Turner, puis il en note les conséquences. Bien que ce passage passe d'une discussion de qualités abstraites à une description de la façon dont ces qualités apparaissent dans la réalité, Ruskin n'a pas jugé nécessaire de créer un espace imaginaire particulier car il suit de très près Turner. Bien que ce passage soit plus complexe que d'autres où il utilise un principe d'accumulation, ce passage procède de façon typique en ajoutant un groupe d'observations à celles déjà mentionnées.
Par contraste, la deuxième forme de peinture verbale consiste à composer une scène dramatique, puis à attirer notre attention sur un seul élément de cette scène qu’il évoque de manière imagée. Par exemple, lorsqu’il évoque les nuages de pluie, Ruskin explique comment ils se forment puis comment ils évoluent en rapport avec la terre située au-dessous. Enfin, comme dans un sermon de prêtre évangélique ou un poète romantique, il cite sa propre expérience: [29/30]
Je me souviens qu'une fois, en traversant la Tête Noire, je m'étais engagé vers la vallée en direction de Trient; j'avais alors remarqué un nuage gorgé de pluie en sur le Glacier de Trient. Poussé par le vent du nord, il avait avancé vers le Col de la Balme, accompagné à l'arrière d'une longue colonne de vapeur, qui se formait constamment à la verticale même du glacier. Cette ligne de nuages serpentine avança rapidement jusqu'à ce qu'elle atteignît la vallée s'ouvrant depuis le Col de Balme, sous les rochers d'ardoise de la Croix de Fer. Puis, elle fit demi-tour et tomba dans cette vallée-ci, en angle droit par rapport à sa trajectoire précédente, et en fin de compte à l'inverse de sa course jusqu'à disparaître à une centaine de mètres du village, où il disparut; la ligne qui le suivait était toujours là et elle avançait et disparaissait toujours au même endroit. Ce manège continua pendant une demi-heure, la ligne décrivant l'arrondi d'un fer à cheval, apparaissant et disparaissant toujours aux mêmes endroits, traversant l'espace avec une rapidité incroyable. De loin, ce nuage aurait semblé n'être qu'une forme en fer à cheval statique, accrochée au dessus des collines. [3.395]
[I remember once, when in crossing the Tête Noire, I had turned up the valley towards Trient, I noticed a rain-cloud form on the Glacier de Trient. With a west wind, it proceeded towards the Col de Balme, being followed by a prolonged wreath of vapour, always forming exactly at the same spot over the glacier. This long, serpent-like line of cloud went on at a great rate till it reached the valley leading down from the Col de Balme, under the slate rocks of the Croix de Fer. There it turned sharp round, and came down this valley, at right angles to its former progress, and finally directly contrary to it, till it came down within five hundred feet of the village, where it disappeared; the line behind always advancing, and always disappearing at the same spot. This continued for half an hour, the long line describing the curve of a horse-shoe; always coming into existence and always vanishing at exactly the same places; traversing the space between with enormous swiftness. This cloud, ten miles off, would have looked like a perfectly motionless wreath, in the form of a horse-shoe, hanging over the hills. 3.395]
Dans cette description, Ruskin nous place devant le spectacle des Alpes et nous permet d'observer le mouvement d'un seul élément composant le paysage. Après avoir conclu son observation du nuage en mouvement, il nous éloigne à nouveau et nous montre comment on en aurait une expérience différente d'un autre point de vue.
Dans un passage de description comme celui-là, Ruskin nous place d'abord devant la scène, en nous rendant spectateurs d'un événement. En autorisant (et en forçant) son lecteur à voir avec ses propres yeux, il atteint plusieurs buts: d'abord, il nous fournit un ensemble de critères selon lesquels évaluer les oeuvres d'art s'attachant à représenter le réel; ensuite, il nous donne accès à ses propres perceptions – en nous accordant de voir avec ses yeux – et nous autorise (et nous force) à voir des détails précis que n'aurions jamais remarqués ou compris auparavant. Enfin, par ce biais, il illustre l'une de ses idées majeures, à savoir que le monde extérieur contient d'innombrables phénomènes où la beauté est présente et que la plupart des gens ne voient pas ou dont ils ne savent pas qu'elle existe [30/31]; enfin, en proposant une analyse en suivant ce qui est son instinct, Ruskin montre à son lecteur qu'il dépend de lui car sans lui, les lecteurs n'auraient pas pu rencontrer ces phénomènes.
Dans sa troisième forme de description verbale, Ruskin se révèle encore davantage être un maître de l’expérience. Il nous place alors au centre même de la scène dépeinte et nous fait participer à l’énergie qu’elle dégage en créant de nouvelles descriptions qui lui sont propres. Dans plusieurs passages des Peintres Modernes il explique que le peintre débutant tout autant que le peintre sans imagination doit se contenter de produire un art topographique qui puisse représenter une vision imaginaire. En revanche, « Le but du paysagiste doué d’imagination est de rendre la vérité supérieure et plus profonde d’une vision imaginaire plutôt que de faits observés, et d’atteindre une forme de représentation qui soit capable de produire sur l’esprit de celui qui observe l’impression que la réalité aurait été telle. » Comme l’explique le premier volume de Modern Painters, dans cette forme d’art, « l’artiste ne place pas seulement le spectateur en position de ressentir, mais lui fait directement ressentir ses sentiments les plus intenses et ses pensées les plus vives. L’artiste faisant preuve de la plus grande invention, en d’autres termes, nous accorde le privilège d’apercevoir de façon fugace avec ses propres yeux et avec sa vision d’artiste ; nous partageons alors sa relation phénoménologique avec le monde. »
Ruskin atteint ce but par les mots qu’il emploie et par une prose que l’on pourrait qualifier de façon anachronique de cinématographique ; en effet, il se place et place tout d’abord son lecteur à une certaine position, puis il crée un paysage complet en changeant son centre de perception, où « l’œil de la caméra » d’une ou de deux façons. Soit il s’enfonce progressivement dans le paysage d’une façon qui anticipe l’usage cinématographique du zoom de l’objectif, soit il progresse latéralement par rapport à la scène tout en restant à un point fixe à distance de l’objet – une technique que l’on retrouvera plus tard dans le procédé cinématographique que l’on nomme « panoramique ». En établissant ainsi d’abord son point d’observation puis en focalisant son attention grâce à un mouvement régulier, Ruskin parvient à faire ce qui semble presque impossible, c’est-à-dire à créer un espace visuel par le langage. [31/32] Un tel procédé, qu’il emploie pour décrire des oeuvres d’art et la nature qu’elles dépeignent apparaît par exemple, au cours de sa magistrale description de La Riccia dans le premier volume des Peintres Modernes, ainsi que dans plusieurs passages des Pierres de Venise comme par exemple, dans la description de la tour de Saint-Marc, la vue aérienne de la Méditerranée ou encore dans son récit de l’approche de Torcello.
Ce récit de l’approche de cette île, à l’époque désertée, illustre particulièrement bien cette technique cinématographique de peinture verbale sous sa forme la plus pure parce que Ruskin tente là de faire sentir l’expérience du mouvement vers cet endroit isolé et déserté. Il commence ainsi par une description précise de l’endroit:
A une dizaine de kilomètres au Nord de Venise, les rives de sable qui près de la ville s’élève à peine au-dessus du niveau minimum de l’eau atteint progressivement un niveau plus élevé, et se rejoignent peu à peu entre elles pour tisser des champs entiers de marais, formant çà et là des tas informes, et entrecoupés d’étroits bras de mer. Après avoir serpenté parmi des ruines enterrées et des bouquets de mauvaises herbes cramoisies et blanchies de champignons, l’un de ces estuaires les plus étroits forme une mare d’eau stagnante à côté d’un coin de verdure plus claire recouvert de violette et de lierre. (10.17; c’est moi qui souligne)
Seven miles to the north of Venice, the banks of sand, which nearer the city rise little above low-water mark, attain by degrees a higher level, and knit themselves at last into fields of salt morass, raised here and there into shapeless mounds, and intercepted by narrow creeks of sea. One of the feeblest of these inlets, after winding for some time among buried fragments of masonry, and knots of sunburnt weeds whitened with webs of fucus, stays itself in an utterly stagnant pool beside a plot of greener grass covered with ground ivy and violets. (10.17; my emphasis)
Comme l’indique les italiques que j’ai notées dans ce passage, Ruskin parvient à rendre cette scène pourtant calme et désolée, dynamique, en s’appuyant seulement sur des verbes actifs et en évitant de manière générale les formes passives. Ces verbes suggèrent un mouvement qui conduit l’œil au cœur même de la scène qu’il est en train de composer, après avoir créé sous les yeux du lecteur l’île de Torcello, Ruskin place ensuite son lecteur et se place lui-même dans cette scène:
Sur cet îlot se dresse un campanile de brique rustique de style lombard, et si l’on s’aventure à y monter le soir lorsqu’il n’y a personne pour nous y empêcher, en empruntant l’escalier en ruine qui tangue dangereusement, on y a une des vues les plus superbes qu’il nous soit donné de voir dans ce bas monde. Aussi loin que porte le regard, l’on aperçoit une étendue de mer sauvage, d’un gris macabre et cendré ; cela ne ressemble en rien à nos étendues d’eau du Nord où des mares d’un noir de jais épousent la lande pourpre, mais elle est sans vie, de la couleur de la toile de jute, et dans l’eau sale et salée qui serpente baignent d’âcres herbes sauvages. [10.17]
[On this mound is built a rude brick campanile, of the commonest Lombardic type, which if we ascend towards evening land there are none to hinder us, the door of its ruinous staircase swinging idly on its hinges), we may command from it one of the most notable scenes in this [32/33] wide world of ours. Far as the eye can reach, a waste of wild sea moor, of a lurid ashen grey; not like our northern moors with their jet-black pools and purple heath, but lifeless, the colour of sackcloth, with the corrupted sea-water soaking through the roots of its acrid weeds, and gleaming hither and thither through its snaky channels. No gathering of fantastic mists, nor coursing of clouds across it; but melancholy clearness of space in the warm sunset, oppressive, reaching to the horizon of its level gloom. 10.17]
Une fois que l’on s’est approché de cette île désolée et que l’on est monté en haut de ce clocher abandonné en compagnie de Ruskin, on voit son regard immédiatement attiré vers chacune des positions cardinales ; il nous enjoint ensuite de regarder en bas vers Torcello et de considérer quatre bâtiments de pierre, dont une église, qui « semble tenir compagnie aux bateaux glissant sur une mer lointaine. » (10-18) Après avoir décrit les édifices et le panorama plus lointain sur Venise de façon plus complète, il oriente notre réaction sensible vers ce que l’on vient de voir en remarquant que « la première forte impression que le spectateur ressent à la vue de cette scène est que, quelle que soit la raison qui ait conduit cet endroit à une telle désolation, cela n’a pu être l’ambition. » 10.20).
L’idée qu’introduit Ruskin, selon laquelle seul le châtiment des péchés ait pu produire une telle désolation rappelle au lecteur qu’il nous a emmenés à Torcello, tout comme à Venise même, pour expliquer tel un prophète de l’Ancien Testament comment lire l’annonce de la chute de l’Angleterre à partir de l’exemple d’une force militaire et commerciale l’ayant précédée. De façon caractéristique, Ruskin voit de tels signes dans le lien entre l’architecture vénitienne et les artisans qui y ont œuvré parce qu’il soutient que le mouvement du style gothique à celui de la Renaissance illustre la sécularisation de Venise et l’abandon du christianisme dont il dit qu’il fonda la ville et en fit la force. Par conséquent, lorsqu’il nous emmène vers Torcello, la première île que ceux qui allaient être les pères fondateurs de Venise investirent pour fuir le continent, il [33/34] souhaite à la fois la comparer dans toute sa misère avec sa consoeur Venise, et mettre l’accent sur le fait que ceux qui fondèrent Torcello prirent au pied de la lettre l’idée que l’église était leur arche salvatrice, et perdirent leur foi.
En conclusion, le reste du chapitre a pour but de scruter la cathédrale sur l’île et le sens qu’elle avait pour les artisans qui l’avaient construite. Afin de mieux créer cet effet de contraste, Ruskin déploie tout d’abord son style cinématographique et nous permet d’évoluer au cœur de ce lagon vénitien pour pouvoir ressentir l’approche vers cet endroit désolé de la même façon que l’ont ressentie les premiers occupants qui fuyaient les guerres du continent.
L’efficacité de ces passages ne tient pas à un simple effet d’ornementation de son principal argument. Ce ne sont pas non plus des effets de manche d’un auteur imbu de lui-même et prompt à exercer sa virtuosité, même si dans le premier volume de Peintres Modernes, il est vrai que Ruskin s’y adonnait volontiers. Ses descriptions verbales ne constituent pas même une tactique qu’il emploie pour camoufler les imperfections de ses thèses. Une telle stratégie d’écriture correspond plutôt à la façon particulière dont Ruskin conçoit son rôle en tant que critique et « sage ». Puisque la façon qu’il a de convaincre et d’éduquer son auditoire repose sur cette prose cinématographique, et qu’il enseigne à ceux qui l’écoutent à voir les formes, la tonalité et à reconnaître des phénomènes visuels qu’ils ont souvent rencontrés mais qu’ils n’ont pas jusque-là remarqués, ces descriptions sont à la source de la façon dont il conçoit son rôle auprès des autres – son rôle étant de leur apprendre à voir, à ressentir et à comprendre. Une telle forme d’écriture sert également à établir ce que les rhétoriciens de l’antiquité nommaient l’éthique de l’orateur. Le problème majeur du « Sage victorien » est de persuader les autres qu’ils doivent l’écouter et – même si cela peut paraître étrange à première vue – que ce dernier possède des jugements issus d’un esprit sincère, honnête, et surtout fiable. L’une des tâches de tout orateur et de tout écrivain est de se poser face à son auditoire et de lui apparaître comme une voix crédible, et même une voix d’autorité ; voilà ce que Ruskin parvient facilement à faire en montrant qu’il a vu des choses et qu’il est capable d’en voir plus que tous les critiques qui s’opposent à lui. Ses critiques sont aveugles, mais lui, c’est un voyant.
Ces passages de prose imagée appartiennent à un ensemble argumentaire plus large. Ils participent en fait en grande partie de ce rythme propre à la vision à la fois satirique et romantique du Sage victorien. Dans les premiers volumes des Peintres Modernes, où Ruskin se sert de cette prose pour défendre la peinture de Turner contre des préceptes d’art démodés, il adopte ce rythme de prose satirique pour décrire le tableau d’un ancien maître auquel il compare une scène similaire chez Turner. Par exemple, dans son chapitre « de la vérité en art » issu du premier volume des Peintres Modernes, il commente d’abord le tableau de Poussin La Riccia exposé à la National Gallery, puis il décrit ses propres impressions du paysage qu’il a lui-même contemplé. Faisant preuve d’un grand sarcasme, Ruskin donne l’impression que cette toile, tant acclamée par cette même critique qui s’est par ailleurs acharnée contre la peinture récente de Turner, ne parvient en fait à donner aucune description précise du lieu.
C’est une ville ou une colline, boisée de trente-deux buissons de taille égale, et possédant chacun environ le même nombre de feuilles. Ces buissons ont tous été peints du même marron terne. Aux extrémités, les feuilles tirent sur le vert et l’on aperçoit un bout de rocher à un endroit. Dans la nature, il aurait évidemment été gris et humide par opposition aux teintes vives du feuillage, mais il a été peint ici de façon décidée et cohérente, et malgré sa position à l’ombre d’un magnifique rouge éclatant, constitue dans le tableau la seule tache de couleur. Au premier plan, on aperçoit un bout de chemin qui, parce qu’il occupe une position très proche et très exposée à la lumière, et peut-être aussi à cause de l’énorme végétation qui recouvre d’ordinaire les routes carrossables, a été peint d’un gris très sombre ; enfin, le réalisme de la scène a été accentué par une ligne de points peints sur le ciel, sur la droite, auxquels on a rajouté des traits du même marron pour faire les branches. [3.277-78]
[It is a town on a hill, wooded with two-and-thirty bushes, of very uniform size, and possessing about the same number of leaves each. These bushes are all painted in with one dull opaque brown, becoming very slightly greenish towards the lights, and discover in one place a bit of rock, which of course would in nature have been cool and grey beside the lustrous hues of foliage, and which, therefore, being moreover completely in shade, is consistently and scientifically painted of a very clear, pretty, and positive brick red, the only thing like colour in the picture. The foreground is a piece of road which, in order to make allowance for its greater nearness, for its being completely in light, and, it may be presumed, for the quantity of vegetation usually present on carriage roads, is given in a very cool green grey; and the truth of the picture is completed by a number of dots in the sky on the right, with a stalk to them of a sober and similar brown. 3.277-78]
Immédiatement après avoir peint ce tableau très sarcastique et sans appel du tableau attribué à Poussin, Ruskin a recours à sa technique habituelle et cite sa propre expérience en décrivant la scène si mal représentée en évoquant son point de vue de voyageur [35/36]:
Dernièrement, je descendais lentement cette portion de route située juste au-delà du premier tournant après Alban (…) Depuis que j’avais quitté Rome, le temps était à l’orage: à travers la Campagna, les nuages balayaient le bleu du ciel, on entendait gronder le tonnerre et des rayons de soleil éclairaient soudain l’aqueduc digne d’un tableau de Claude, illuminant l’infini de ses arches comme un pont chaotique. Mais à mesure que je montais la longue pente en direction du Mont Saint Alban, l’orage finit par se diriger vers le nord et le relief majestueux des monts d’Alban et la masse sombre et gracieuse de son bouquet d’îles se dressa, se détachant sur un fond de lignes pures où alternaient le bleu et l’ambre.
Le haut du ciel parvint à percer les dernières traces des nuages de pluie, imposant un vibrant fond azur profond, mi-éther, mi-rosé. Le soleil au zénith vint éclairer à l’oblique les pentes rocheuses de la Riccia, et pénétrer comme autant de gouttes de pluie les hautes masses de feuillages broussailleux dont les teintes automnales se mêlaient à la verdure humide de mille arbres caduques. Je ne peux appeler cela de la couleur, tant c’était un véritable embrasement. Il ay avait des teintes pourpres, cramoisies, rouge vif, semblables rideaux des tabernacles divins ; dans la vallée, les arbres radieux étaient plongés dans des rais de lumière, et chaque feuille vibrait d’une vie bouillonnante et brûlante. A chaque fois que l’une d’elles se retournait pour réfléchir ou transmettre la lumière du soleil, elle n’était d’abord qu’une touche de lumière, puis une émeraude. Dans les confins les plus retirés de la vallée, les paysages verdoyants s’arquaient comme le creux des vagues puissantes d’une mer cristalline, et les fleurs d’arbustes venaient en orner les flancs comme une écume. Enfin des gouttes argentées de bruine orange s’élançaient en l’air autour d’elles, se brisant contre le mur des rochers gris, éclatant en un millier d’étoiles distinctes s’éteignant et s’allumant selon que le vent les soulevait ou les laissait retomber. Chaque brin d’herbe s’embrasait comme la voûte céleste dorée, s’ouvrant en soudains rayons en même temps que le feuillage s’ouvrait et se resserrait au-dessus, comme l’éclair fend le ciel puis traverse un nuage, au coucher du soleil ; »
En se livrant à une description satirique de La Riccia, Ruskin peut rapidement écarter l’oeuvre d’art initiale pour se concentrer sur la question de la couleur elle-même, un sujet où il sait qu’il pourra aisément louer Turner et dénigrer ses prédécesseurs. Ici comme à d’autres occasions, Ruskin assoit son autorité en alternant élégamment satire et vision, nous amenant pas à pas à adopter son point de vue polémique, ses idées et sa vision. Son talent à nous faire partager son expérience du paysage réel et représenté nous fait constamment sentir que les critiques qui s’opposent à lui et les peintres qu’il attaque défendent un point de vue purement théorique, composé de recettes n’émanant pas d’une vision. [37/38]
Dernière modification 2007;
traduction 2011